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INTERVIEW de Matthieu Ricard (Libération, 21 août 2015)
L’entraide contre l’individualisme, le bonheur opposé à l’enrichissement, la compassion face aux égoïsmes… Le moine bouddhiste défend une vision de la société aux antipodes de celle prônée par les décideurs, tant politiques qu’économiques, s’emparant sans complexe de questions habituellement propres à la finance et à l’entreprise.
Dans nos sociétés individualistes, l’altruisme n’est-il pas une valeur en berne ?
C’est notre grand défi par excellence. Il y a un réel épuisement émotionnel, notamment dans les villes où l’on est dépassé par la multiplicité des sollicitations. Certains distinguent l’altruisme «intéressé» de l’altruisme «pur» - lorsqu’on n’attend rien en retour. Intéressé n’est pas un joli mot, la réciprocité naturelle participe à l’harmonie d’une société. Au Népal, on l’a d’ailleurs remarqué à la suite du séisme du 25 avril, la solidarité fait partie du fonctionnement des villages. Dans l’anonymat de capitales gigantesques, l’entraide est beaucoup plus limitée. Mais mettons la main à la pâte, Aristote disait : «On devient vertueux en pratiquant la vertu.»
Vous avez rencontré des chercheurs en neurosciences. Pourquoi avez-vous eu besoin d’apporter les preuves scientifiques de l’altruisme ?
Si on ne le fait pas, on nous reproche d’être de doux rêveurs ! La science corrobore ce que l’on sait déjà par l’expérience vécue. Du point de vue biologique, l’évolution sélectionne les traits les plus favorables à la survie. Puisque les êtres sont interdépendants, on devrait favoriser la coopération. Cependant, face à nos tendances individualistes et narcissiques, ce trait prédominant est voué à l’échec. A un contre un, les altruistes sont éradiqués, mais en groupe, ils ont un avantage face à un ensemble d’égoïstes refusant de coopérer. Nous pouvons espérer que la coopération prenne du poids au fil des générations.
Rapprocher le bouddhisme et l’économie, une idée surprenante ?
L’économie étant au cœur de tout, si on veut en finir avec l’homo economicus, dont le seul but est de maximiser ses intérêts personnels, le bouddhisme doit aussi s’en emparer, en tant qu’approche empirique de la réalité. Dans ce domaine, on assiste à une prise de conscience grandissante de l’importance de l’éthique et de la compassion. En anglais, on parle de caring economy : les économistes n’ont plus le droit de fermer les yeux sur l’environnement ou la pauvreté tant ces sujets sont devenus des priorités pour l’opinion publique. Dans le règne du chacun pour soi et de la complète dérégulation économique, les loups de Wall Street mènent la danse et la coopération tombe alors au plus bas. Le gouvernement devrait donc mettre en place des garde-fous pour réguler un système favorisant la coopération. Que l’on arrête de nous tanner en disant que les gens sont naturellement méfiants ! A priori, ils se font confiance et ont besoin d’un système où ils peuvent faire confiance.
Vous évoquez le microcrédit comme une solution, mais il a aussi été perverti, notamment en Inde où certains organismes sont entrés en Bourse…
Si l’économie est en stagnation, le microcrédit, le commerce équitable, les investissements responsables ou les banques coopératives restent très dynamiques. Ces secteurs résistent mieux à la crise car les investisseurs soutiennent les projets au-delà de leur potentiel profit parce que cela a du sens pour eux. Faire uniquement de l’argent et quitter le navire quand ça va mal, c’est d’une pauvreté inouïe d’un point de vue humain. J’avais proposé une sorte de label pour que ceux qui souhaitent investir dans l’économie «responsable» puissent le faire et être cotés en Bourse.
Comment expliquez-vous que nos sociétés restent autant attachées à l’argent ?
La consommation, ce n’est pas seulement aller au supermarché, c’est aussi la recherche d’un bonheur hédonique, l’importance donnée à l’image et au matérialisme. Les personnes les plus portées sur la consommation sont les moins heureuses, en moins bonne santé, elles ont moins de vrais amis et sont plus obsédées par la mort.Je parle d’un bonheur eudémonique, avec un sentiment d’accomplissement et de plénitude, plutôt que la poursuite d’un plaisir incessant. On va dire que je suis un imbécile parce que je suis plus heureux dans mon ermitage sans chauffage que dans un appartement luxueux, mais c’est vrai !
Vous expliquez que l’on peut s’entraîner à la compassion?
Bien sûr, on devrait s’y entraîner depuis tout petit à l’école laïque ! Dans des milieux très difficiles, on peut changer considérablement le comportement des enfants, en les faisant participer à des jeux coopératifs, prendre conscience des émotions des autres, les meilleurs élèves aident les moins bons, ils font des exercices de respiration, etc. En dix semaines, les discriminations s’estompent, c’est assez extraordinaire. Les sciences contemplatives et les neurosciences montrent que si vous faites un exercice de quinze minutes tous les jours pendant un mois, votre cerveau et votre système immunitaire changent fonctionnellement et structurellement. On peut entraîner les gens à des choses éthiquement douteuses, tuer par exemple. De la même façon, on peut entraîner à l’ouverture à l’autre, la patience, la force d’âme, l’équilibre émotionnel… Il s’agit de pratiquer, comme pour la lecture : c’est le b.a.-ba !
Les religions ont-elles selon vous un rôle à jouer ?
A priori, c’est leur mission première. Il n’y a pas une seule religion qui, dans ses textes fondateurs, a prôné la haine. A certaines époques, elles ont malheureusement été instrumentalisées à des fins politiques. Les représentants religieux doivent agir pour enrayer les extrémismes. Prenons l’exemple du cheikh Abdullah bin Bayyah, basé à Abou Dhabi, qui a déclaré la guerre à la guerre, en mettant une fatwa sur Al-Qaeda et Boko Haram. Une des préoccupations du dalaï-lama est d’améliorer les qualités humaines fondamentales, ce qu’il appelle «l’éthique séculière». L’altruisme et l’empathie ne pourront devenir universels par le seul biais des religions. Une perspective laïque et globale est donc nécessaire.
Rendre une société plus altruiste, n’est ce pas aussi de la responsabilité des dirigeants ?
A Harvard, une étude de la Kennedy School a montré que deux personnes sur trois ne font plus confiance à leurs dirigeants. Pour moi, le leadership, c’est le service, et cela demande une formation humaine! Le chef ne doit pas être un grand patron à l’image d’un Mao Zedong. L’entreprise doit prospérer, au service de ceux qui travaillent ensemble, puis au service de la société. Même chose pour les hommes politiques, qui pensent souvent plus à leurs intérêts personnels. Comme l’a montré William W. George, professeur de gestion à Harvard, la plupart des dirigeants considèrent que s’ils donnent du pouvoir aux autres, ils en auront moins. Mais diriger devrait consister à responsabiliser les autres pour qu’ils dirigent à leur tour. Cette responsabilisation s’apparente à une forme d’amour. Former des responsables compassionnels, à tous les niveaux, qui favorisent un fonctionnement collaboratif plutôt que compétitif, renforcerait l’ensemble de la société.
Selon vous, les femmes éprouvent plus de compassion, elles devraient prendre le pouvoir ?
Les femmes ont une tendance plus naturelle au soin, on pourrait parler d’instinct maternel. Elles sont plus sensibles à la douleur d’autrui. Auparavant, la force physique était la base de la domination, comme c’est le cas chez les animaux. Avec l’apparition de l’éducation à la Renaissance, l’égalité hommes-femmes a progressé. Si la majorité des dirigeants aujourd’hui sont encore des hommes, il est indispensable que la compassion du cœur soit considérée comme une qualité des gouvernants. D’où la remarque du dalaï-lama : «Le temps est venu pour les hommes de démissionner.»
Qu’attendez-vous de la prochaine conférence climat qui se tiendra à Paris en décembre ?
C’est la conférence de la dernière chance, elle doit mettre fin à la tiédeur des gouvernements sur la question environnementale, qui devrait dépasser non seulement les nations, mais aussi les clivages gauche-droite. Les scientifiques savent ce qu’il faut faire, on les fait passer pour des emmerdeurs mais, si on avait un peu de courage, on suivrait leurs recommandations. J’espère voir un million de personnes dans la rue à l’automne pour dire : «C’est notre planète, arrêtez de déconner.»
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